Pour qui connait bien l’œuvre de Dupieux, nombre de motifs ponctuant Fumer Fait Tousser sembleront familiers : de l'enfant regardant à travers les jumelles (Rubber) à l'oeil crevé (Au Poste) en passant par le slasher (Le Daim) ou ses premières amours de marionnette (Flat Eric)... ici remélangés dans ce qui semble être un clin d’œil à la culture japonaise (les "Super Sentai") mais qui semble plus véritablement lorgner -comme à son habitude- vers les Etats-Unis et les films de super héros.
En composant son film comme une somme de narration, Dupieux trouve le moyen de contourner sa faiblesse principale : une certaine difficulté à faire durer ses récits et à amplifier ses idées, toujours aussi géniales que délirantes prisent individuellement. C'était bien là la faiblesse de son précédent film paru il y a quelques mois à peine, Incroyable Mais Vrai, qui tout en démarrant de façon très excitante peinait à tenir la longueur et se terminait d'une façon particulièrement bâclée. Incroyable Mais Vrai aurait ainsi tout à fait pu exister dans une version brève au sein de Fumer Fait Tousser. Et plus encore car il traitait non seulement d'un rapport au temps mais surtout de la vanité des corps. C'est exactement cette place centrale du rapport au corps et à la chair, avec la Technè en ligne de mir, qui sert de fil rouge à tous les récits se croisant durant Fumer Fait Tousser. Les explosions sanglantes, la broyeuse de la scierie, la cellule d'isolement conduisant à la folie, la cigarette... sont tout autant de contre-point à la pudibonderie des super héros, à leur corps aseptisés et à l'inquiétant manque d'aspérité de leurs costumes.
C'est ici que se trouve la véritable évolution du cinéma de Dupieux qui semble, dans ses deux derniers films, vouloir cesser de faire "de l'absurde pour l'absurde" mais se tourner vers une certaine satire de notre époque. "Changement en cours" nous assène la fin, sans que ne soit bien défini ni quoi ni quand ni comment... Si sa première tentative péchait par sa simplicité, elle est ici plus intéressante car plus pointilliste dans son approche. Ceci, bien sur, sans oublier son humour ravageur (il y avait longtemps que je n'avais pas tant ri au cinéma) et ni son esthétique caractéristique, que lui seul sait concevoir au sein du cinéma français. Je suis ainsi particulièrement curieux de découvrir la prochaine de ses créations cinématographiques.
Considéré comme une pierre angulaire de la screwball comedy, La Joyeuse Suicidée est pourtant particulièrement ronronnant dans la majorité de son déroulé, même si son dernier tiers (quart même, peut être ?) s'emballe un peu, durant lequel chacun fini par en prendre pour son grade (justifiant alors son titre de "Nothing sacred"). Le plus intéressant, près d'un siècle après sa création, est de voir aujourd'hui un film en technicolor... dont la colorimétrie qui pourrait nous paraitre délirante (en vue des progrès réalisé en la question) n'est pas sans me rappeler les filtres numériques (instagram...) contemporains.
"Il m'a sauvé en me faisant rire" nous dit la réalisatrice au début du film.
Plus tard, lorsque Kimi est à l’hôpital psychiatrique, une scène semble lui répondre : Marusya essaye de le faire rire mais n'y parvient pas, aucun sourire ne vient éclairer le visage de Kimi en retour.
Cette scène ne dure que quelques secondes mais illustre parfaitement la construction de ce bouleversant documentaire intimiste. Il y a ici l'amour comme l'idée d'un miroir : non pas forcément quelle image me renvoie le miroir, mais comment je me projette sur ce miroir. C'est ainsi que commence la relation de Marusya et de Kimi qui reconnaissent chez l'autre ce qu'ils voient chez eux (le mal-être) et les signes d'appartenance qu'ils affichent dans le monde (le grunge).
Deux éléments viendront distordre ces reflets, pour l'un cela sera la rencontre avec la drogue (la vraie, la dure, qu'on s'injecte) pour l'autre ce sera le cinéma (celui qu'on pense, qu'on construit). L'un va en mourir et l'autre sera sauvée. A la puissance de l'amour se double la puissance de l'art et de la création (le cynisme ferait dire que la vraie différence est celle de l'argent et de classe sociale, elle même ne nous cachant pas qu'elle est issue d'une "bonne famille", sans pour autant s’appesantir mais orientant forcément la lecture ultérieure de la suite du film).
Nous suivons son film et donc son histoire à elle, et le documentaire de suivre cette évolution : de l'accumulation d'images filmées à l'arrache au début du film apparaissent progressivement des plans plus construits laissant transparaitre un rapport à ce qui se joue sous nos yeux et qui, de surcroit, sont ponctuées de grandes idées de cinéma (je pense à la première apparition du voisin cadavérique juste après l'annonce de la mort clinique-réanimation de Kimi, générant un profond trouble chez le spectateur). Comme le dit Asketoner, il est vrai qu'il manque quelques scènes au début pour rendre le film plus immédiatement fort, mais c'est au final précisément cette absence, cette imperfection, qui permet d'obtenir un film juste.
L'image du miroir revient plus tard dans le film, lorsque Marusya imagine son reflet dans la fenêtre de la barre d'immeuble en face de la sienne et l'histoire qui aurait pu être celle de leur vie : que se serait-il passé s'il n'y avait pas eu la drogue, si il n'y avait pas eu le cinéma ? Tandis qu'il a choisi la vie chimique, elle a choisi la vie numérique (des images numériques, du moins), qui seront la seule façon de le sauver lui aussi, virtuellement, brutalement, sans fioriture, sans fard : les archives des cicatrices de Kimi finiront par envahir pleinement l'écran et de devenir la texture même de l'image.
Ceci exactement avant la dernière séquence durant laquelle les barres d'immeubles finissent par s'effondrer sur elles-même par l'effet -véritablement- miroir posé sur les images de drone, jusqu'à la réduction des immeubles à une portion congrue flottant dans le ciel. Ce final cathartique, porteur d'une profonde émotion, dans laquelle la voix de la réalisatrice répond à une vieille lettre d'amour de Kimi, est un geste d'une puissance extrême envers la vie et envers le cinéma. En se détachant du sol, flottant dans son propre espace pictural, le deuil se retrouve réduit à portion congrue, "acceptable", observable, tout en adoptant la forme d'un nouveau cosmos porteur d'une vie propre et d'un infini potentiel.
I comme Iran - Sanaz Azari
Une large sélection de film de réalisatrices Iraniennes, nommée Films From Iran For Iran, sont mis à disposition en ligne ici
https://www.another-screen.com/films-from-iran-for-iran. Parmi ceux-ci, I comme Iran, de la réalisatrice Sanaz Azari, vivant il me semble en Belgique (à la vue des soutiens reçus par le film).
Azari parle le persan (le farsi) mais ne sait ni l'écrire ni le lire. Le film de 50 minutes se compose de sa "première leçon" durant laquelle un professeur lui enseigne les formes des lettres et de l'écriture, tout en se servant d'un vieux manuel scolaire, de craies et d'un tableau noir. Les digressions sont légions, conjuguant cette leçon à des idées politiques, historiques, intimes, mêlant la puissance du langage à celui de la révolution possible. Le film est très simple mais très beau et parvient à intéresser du début à la fin malgré la légèreté de son dispositif.
Reisender Krieger - Christian Schocher
A quoi ressemblerait un road-movie dans un pays enclavé et aussi petit que la suisse ? Alain Tanner avait déjà tenté l'expérience avec Messidor en 1978. Celui-ci buttait sans cesse sur les frontières montagneuses du pays mais était porté par l'énergie d'une rébellion adolescente. En 1981, exit l'adolescence, nous suivons un représentant de commerce dans la 50aine, errant dans la Suisse alémanique pour vendre un produit de beauté semblant tout aussi médiocre que lui. Le film de Christian Schocher est un digne héritier de la moderne incommunicabilité Antonionnienne que l'on aurait croisé avec la grisaille humide et la démesure d'un Béla Tarr fin de carrière.
Ici point de départ et point d'arrivée sont les mêmes, détournant les règles du road-movie ouvert vers l'inconnu et le changement (le réalisateur revendiquant quant à lui une relecture moderne de l'Odysée d'Homère, croisé avec l'Ulysse de Joyce, rien que ça) mais qui se transforme en prétexte à essayer de circonscrire un monde et une époque.
Le résultat est aussi déprimant que fascinant, longue dérive entre villes modernes et zones commerciales se concluant par des errements nocturnes alcoolisées de bars en bars. Tout au long du film notre héros rencontre de nombreux individus très différents, chacun porteur d'une certaine approche de la vie et du monde, du hippie libidineux à la famille de paysan ou encore une féministe désabusée. On ne sait jamais bien si les choses sont écrites ou improvisées, donnant l'impression que tout pourrait surgir à tout moment, le meilleur comme le pire. Le style, entre cinéma direct et cinéma documentaire, se joue précisément de sa propre existence, la propre présence de l'équipe de tournage étant régulièrement manifesté par les passants tandis que le personnage principal justifie l'existence d'une trame narrative aussi vague que la vie qu'il incarne. La parole tient une place centrale dans le film, de nombreuses discussions devenant témoignages d'un temps, d'une époque, d'une pensée, donnant l'impression d'une mal-aimable négociation permanente sur le statut des choses et de la vie.
Je ne sais pas pourquoi ce réalisateur et ce film est si méconnu -le film fut longtemps invisible semble-t-il- mais il mérite totalement un coup d'oeil et une rédécouverte par le plus grand nombre.