Le Centre de Visionnage : Films et débats
Posté : jeu. 4 août 2022 02:08
Ah ben tu vois, j'allais t'encourager à continuer d'écrire !B-Lyndon a écrit : ↑mer. 3 août 2022 22:00Cela dit, tout de même quelques mots qui me sont venus sur :
La Nuit du 12, Dominik Moll, 2022.
Domi Moll bande enfin !
C'est un très beau film, et je le dis d'autant plus librement que, pour être honnête, je suis loin d'être un inconditionnel. J'avais déjà beaucoup aimé des passages de Seules les bêtes. Mais là, j'ai complètement décollé avec le film.
Déjà, je trouve les acteurs somptueux. Et ils le sont tous. Je veux dire qu'ils existent tous, même s'ils ont seulement quelques scènes ou quelques plans. C'est rare. Et ce, alors que le registre de jeu est pour moi très particulier, et j'imagine compliqué à tenir, à nuancer. On est pas tout à fait dans un jeu naturaliste, mais on danse un peu avec ça...comme le film danse avec les fantômes sans s'y abandonner complètement. Bastien Bouillon-Yohann est impeccable, Bouli Lanners-Marceau est bouleversant (quel acteur), la jeune actrice qui joue Nani, la meilleure amie de la victime, m'a arraché le cœur, les suspects sont formidables, Anouk Grinberg est comme d'habitude bizarre et fascinante dans le rôle de la juge...
Il s'agit d'un film qui réussit à être à la fois très "français", dans le sens qu'on sent les journées de ces flics passer, se suivre et se ressembler, les heures de bureau, la retraite qui n'existera peut-être plus et qui paraît loin, rentrer se pieuter avec les problèmes de la journée... et en même temps souterrainement tancé par la présence du Mal. C'est-à-dire que le film parvient à être à la fois quotidien et habité, tenant les deux registres avec beaucoup de finesse, de précision et d'inspiration. La scène dans la voiture où Bouillon s'agace après une journée passée à ne rien trouver est formidable, il joue ça très bien, on a tous vécu ça. Sauf que lui, c'est la mort non-élucidée d'une gamine qu'il amène chez lui. Et ce que Moll fait dire à Marceau est finalement d'une grande puissance poétique : "on combat le Mal en écrivant des rapports". C'est drôle, je viens de finir le Journal d'un curé de campagne de Bernanos, et c'est un peu ce que le pauvre curé vit, en observant sa paroisse qu'il regarde "s'enfoncer dans la nuit, disparaître...". Dans sa préface au début du livre, François Bégaudeau écrit "Le curé est mon ami parce qu'il est faible, parce qu'il n'arrive à rien". Marceau et Yohann sont mes amis, parce qu'ils sont faibles, parce qu'ils n'arrivent à rien, parce qu'ils écrivent des rapports et qu'ils ne sauveront rien, comme le curé ne sauvera pas sa paroisse, comme le curé ne se sauvera pas lui-même. Mais il y a la montagne qui nous accueille quand on pète un plomb (dernier plan déchirant de Marceau).
Car, évidemment, je ne m'y attendais pas (je savais que ça se passait plus ou moins dans les Alpes mais rien de plus), ça m'a plu de voir ces coins que je connais bien autour de Grenoble, très justement filmés, sans "exotisme" mal venu. Il y a dans la présence de ces montagnes autour de nous quelque chose qui nous permet d'accéder malgré nous à une autre dimension, mystérieuse, entêtante. Laquelle, précisément ? Le film n'y répond pas, et tant mieux, il se contente de montrer la présence de ces petites silhouettes humaines, si fragiles, qui butent toujours contre la roche. Ça donne au film un côté droit, presque un peu sec, froid. Mais un froid qui oblige les personnages à rester solide, digne. Un peu comme la mise en scène que je trouve remarquable d'intelligence. On voit les choses, Moll ne masque rien, il ne joue enfin plus au petit malin. Je songe au moment où Yohann écoute Angel in the night, une chanson fictive chantée par un déséquilibré sur la tombe de la victime le soir de l'anniversaire de sa mort, et Yohann de se laisser aller aux sonorités de la musique...Avant de se reprendre. C'est si émouvant de regarder ces hommes ensemble. D'autant qu'ils sont bien regardés, ces hommes, avec beaucoup d'empathie et de bonté. Mais pas épargnés.
En rentrant dans la salle, je craignais un peu la réflexion féministe posée dans le film comme un discours qui surplomberait le récit. C'est plutôt ce que la bande-annonce fait craindre. Finir par un cinglant "c'est quelque chose qui cloche entre les hommes et les femmes" est très appuyé. Dans le film, la vraie beauté de ce dialogue, c'est plutôt ce que Yohann dit plus tôt, qu'il est hanté par la conclusion que si le tueur n'est pas trouvé, c'est que ce sont tous les hommes qui ont tué Clara... Ou ce que répond la Juge : "je suis une femme...mais je suis aussi juge". En quelques dialogues, une complexité millénaire vient éclairer le récit. C'est quand même assez radical (pas ce qui se dit en soi, mais la façon dont le dialogue est structuré), ça marche, et c'est très beau. Car cet aspect du film lui permet de livrer ses scènes les plus poignantes : Nani qui n'en peut plus des questions de Yohann, le visage glacé de la mère de la victime en face du flic, les réactions défensives et butées de la compagne d'un des suspects qui semble décidée à le défendre jusqu'à la mort... Jusqu'au moment où Mouna Soualem (que je n'ai jamais vu auparavant, preuve qu'il y a dans ce film un certain génie du casting), nouvelle recrue de la PJ, parle d'un monde d'hommes dans la planque nocturne garée sur le lieu du crime, et que dehors, les parents viennent se recueillir. La lumière à ce moment-là est très belle, et la musique fait enfler une véritable émotion.
Parfois je me demande si le film n'est pas un peu court, surtout à l'endroit des séquences avec les suspects. Des scènes un peu plus fouillées, nouées, tressées, auraient pu faire plus amplement faire émerger quelque chose de ce Mal qu'on verrait contaminer un peu plus le duo de flics dans la durée, atteindre quelque chose de plus vénéneux dans la confrontation. Dans le Journal, les scènes de confrontation du curé avec les habitants de sa paroisse sont un modèle de cela...On le voit se rouler dans le Mal, presque s'y confondre...Ou pour comparer avec une autre œuvre plus proche du film, je pense à des scènes de Zodiac de Fincher (qui dure près de 3h !) auquel j'ai pas mal pensé. C'est un film également très droit, mais aussi complètement fou. Et je pense que le film de Moll peut peut-être manquer de folie...C'est le problème qui peut arriver aux films parfaitement écrits, on peut parfois rester un peu trop sur les rails. Un exemple très concret : la scène avec un des premiers suspects, un post-ado très inconséquent, pas coupable pour un sous. Elle se termine par un rire nerveux. A ce moment je me dis "génial ! une réaction inconsciente, ça peut arriver, c'est complexe !". Mais Moll coupe, et on reprend avec les deux flics qui nous indiquent un peu trop quoi penser à mon goût : "quel petit con". Alors que je ne suis pas sûr que ce soit aussi simple que ça. Il y a une candeur dans le personnage de ce garçon, comme il y a une candeur très belle chez Gaby Lacazette, un ex-copain de la victime ayant signé de son vivant un morceau où il chante qu'il voudrait la cramer, soit une description dans les détails du mode opératoire du tueur, et qui demande aux flic qu'on prévienne sa mère avant qu'on le mette en taule. Candeur insupportable, atroce, mais réelle, sur lequel Moll, par paresse, ou par manque d'attention, ne s'appuie pas. Je crois pourtant que les très grands polars, et même les plus précisément narrés, ont cette part souterraine : tout d'un coup, nous donner l'impression de quitter le récit, et plonger dans les abîmes, risquer de s'y perdre et ne plus pouvoir repartir, et repartir quand même. Il manque cette dimension cruciale au film, mais elle est là, quelque part, et pour une fois, je pense que le cinéaste avait la force et l'inspiration d'aller jusque là.
Je suis d'accord avec toi, je pense que les scènes avec les suspects sont trop courtes, on voit des figures apparaître, pas vraiment des personnages (le gars de l'escalade indifférent, le violent, etc...). Alors que c'est l'intérêt (peut-être le seul) du film policier : entrer chez les gens, apprendre à les regarder, puis finalement les voir.
Et j'ai pensé à toi avec les montagnes grenobloises, je me suis demandé ce que tu penserais de la façon dont c'était filmé. J'ai la réponse !
Et oui, va voir Becoming Father, c'est excellent.